V
QUELLE CHANCE !
— Le canot de rade approche, monsieur.
— Très bien, répondit Bolitho.
Il l’avait vu tout seul, mais se concentrait sur les lignes successives de bâtiments au mouillage. Le plus proche, un gros deux-ponts, arborait une marque de contre-amiral.
Il se tourna vers le pont où les hommes s’activaient. Depuis leur appareillage d’Antigua, c’était la première fois qu’ils jetaient l’ancre quelque part. Voilà dix jours qu’ils avaient vu cette malheureuse Miranda diminuer à l’horizon puis disparaître. Ils avaient ensuite connu des jours exaspérants, passant leur temps à réduire la toile pour s’adapter à la lenteur des deux transports. Lorsque enfin ils avaient trouvé une frégate de l’escadre côtière, ils avaient reçu sinon la liberté de manœuvre qu’il espérait, du moins l’ordre de faire un crochet inattendu. L’Hirondelle ne devait ni lui confier les transports ni surveiller les opérations de déchargement. Au lieu de cela, elle devait faire route le plus rapidement possible vers New York. Soucieux de ne pas perdre un instant, le capitaine de la frégate avait tout juste envoyé l’un de ses aspirants pour transmettre ses ordres à l’Hirondelle. Au peu qu’on lui avait dit, Bolitho comprenait que la frégate venait de passer des semaines à patrouiller et à attendre de pouvoir passer les consignes au convoi, et qu’elle n’avait aucune envie de s’éterniser.
Il revint sur le canot de rade qui roulait gentiment dans la houle et avait hissé un grand pavillon bleu pour marquer le poste de mouillage qui lui était attribué.
La roue craquait, Buckle donnait ses ordres aux timoniers. À l’avant, perché au sommet de la guibre, Graves attendait qu’on lui commandât de mouiller. Bolitho entendit quelqu’un rire et vit les deux transports se diriger lentement vers leur mouillage. Leurs vergues étaient noires de gabiers occupés à carguer la toile.
Dalkeith, qui avait surpris son regard, laissa tomber négligemment :
— Ça fait plaisir de leur voir le cul, à ces deux-là, pas vrai, monsieur ? – il s’épongea la figure avec son mouchoir. Ça fait si longtemps qu’on se les traînait, j’avais l’impression qu’on avait ces deux bestiaux à la remorque.
Le canonnier grimpa quelques échelons de l’échelle de dunette et l’appela :
— Autorisation de faire le salut, monsieur ?
Bolitho acquiesça :
— Je vous en prie, monsieur Yule.
Il se détourna : si le canonnier ne l’avait pas rappelé à l’ordre, il aurait oublié, préoccupé qu’il était par la suite des événements.
Tandis que l’Hirondelle se dirigeait lentement vers le canot de rade, toutes voiles carguées à l’exception des focs et huniers, l’air vibra sous les départs des coups de salut qui rendaient les honneurs au navire amiral.
Bolitho aurait eu bien envie de prendre des mains de Bethune sa grosse lunette et d’examiner les autres bâtiments, mais il savait pertinemment qu’il y en avait des quantités braquées sur lui. Sa curiosité, bien naturelle, risquait d’être prise pour du manque d’aisance, pour l’appréhension d’un jeune commandant qui entre dans un mouillage inconnu. Si bien qu’il entreprit de faire les cent pas du bord au vent. Il nota non sans plaisir que les filets étaient garnis de hamacs impeccablement serrés. Tous les bouts inutilisés étaient soigneusement lovés en glènes sur le pont. On ne voyait plus trace de leur rencontre avec le corsaire, dix jours plus tôt. Le bois endommagé avait été réparé et revêtu de peinture fraîche.
Tyrrell se tenait à la lisse, son porte-voix sous le bras. Avec sa vareuse bleue et son grand chapeau, comme le jour où il était entré dans sa chambre à son retour du vaisseau amiral, il était méconnaissable.
Le dernier lambeau de fumée se dissipait au-dessus de l’équipe de mouillage ; Bolitho se concentra sur la dernière demi-encablure. Les autres bâtiments mouillés çà et là de chaque bord donnaient un sentiment de force et d’indestructibilité.
Il leva lentement la main.
— Choquez les bras, monsieur Tyrrell. À affaler partout !
Pourquoi était-il si tendu ? Et si les ordres sibyllins de la frégate cachaient quelque chose ? Il essaya de chasser toutes ces pensées. Après tout, cette traversée d’escargot avec les transports l’avait rendu malade à périr. Les choses avaient dû être bien pires pour cette frégate solitaire.
L’ordre de Tyrrell déclencha une véritable cacophonie chez les mouettes qui tournaient au-dessus d’eux depuis plusieurs jours.
— A carguer les huniers !
Bolitho, les yeux mi-clos à cause du soleil, leva la tête pour observer les gabiers accrochés aux vergues.
— Du monde aux cargue-points, et vivement, les gars !
La voix de Bethune qui essayait de dominer les ordres criés de tous côtés et le fracas de la toile :
— De l’amiral à l’Hirondelle, monsieur : « Convocation à bord ! »
Bolitho lui fit signe qu’il avait entendu :
— Faites l’aperçu.
Voilà un amiral qui n’aimait pas perdre son temps.
— La barre dessous !
Doucement, le boute-hors de l’Hirondelle entra dans le lit du vent, toutes voiles carguées, que les gabiers rabantaient.
— Mouillez !
Un grand plouf à l’avant, l’ancre plongea au fond. Graves n’avait pas encore tourné les talons pour répondre au signal que Tilby, le bosco, s’employait à mettre le canot à l’eau.
Tyrrell s’approcha de lui et toucha son chapeau :
— J’espère que les nouvelles seront bonnes, monsieur.
— Merci.
Bolitho imaginait aisément ce que pouvait ressentir Tyrrell : il était le long de ses côtes, sous Sandy Hook, dans les eaux qu’il avait écumées si longtemps à bord de la goélette paternelle. Cependant, rien sur son visage ne trahissait quoi que ce fût. Non, uniquement l’attitude respectueuse qu’il affichait depuis le jour du combat.
Tyrrell n’avait pas ménagé sa peine pour réparer les avaries. Sa manière d’être était à première vue souple, pour ne pas dire familière. Mais malheur à qui prenait cela pour de la faiblesse, il s’attirait vite une remarque bien sentie.
— Je doute fort que nous restions bien longtemps à bord de l’amiral, lui répondit Bolitho en regardant l’armement qui se laissait descendre le long de la muraille.
— L’amiral peut vous retenir à dîner, monsieur – ses yeux se plissèrent, ce qui était rare. J’ai entendu dire que ce vieux Parthian possédait une bonne table.
— Canot paré, annonça Stockdale.
Bolitho se tourna vers Tyrrell :
— Prenez les dispositions nécessaires pour refaire le plein d’eau douce et des tonneaux neufs. J’ai demandé à M. Lock de voir s’il pouvait trouver des fruits.
Tyrrell l’accompagna à la coupée, où la garde se tenait rassemblée.
Il hésita un peu avant de demander :
— Si vous pouviez découvrir quelque chose à propos de… – il haussa les épaules. Mais non, je pense que vous serez trop occupé, monsieur.
Bolitho regardait le matelot qui se trouvait près de lui. Que savait-il de ces hommes depuis qu’il avait pris son commandement ? Et que savait-il seulement de ce qu’ils pensaient de lui ?
— Je verrai ce que je peux faire, peut-être votre père a-t-il laissé un message pour vous.
Tyrrell le regarda tout le temps qu’il mit à descendre, les oreilles vrillées par les sifflets.
Lorsque Bolitho passa la coupée dorée du Parthian et eut salué le pavillon, il se crut immédiatement revenu à bord du Trojan, replongé dans l’existence qu’il venait de quitter. Toutes les odeurs et les images lui revenaient en foule, il n’arrivait pas à croire qu’il avait pu oublier tant de choses en si peu de temps.
Un lieutenant le précéda jusqu’à la chambre du capitaine de pavillon, le soulageant du sac de documents et de dépêches convoyés d’Angleterre par la Miranda.
— L’amiral va certainement commencer par prendre connaissance de tout ceci, monsieur.
Il laissa errer un regard furtif sur l’uniforme tout neuf de Bolitho. Peut-être se posait-il l’éternelle question : « Pourquoi lui et pas moi ? »
Une heure s’écoula avant que l’amiral l’envoyât chercher, mais qui lui sembla durer le double. Pour éviter de regarder sa montre trop souvent, il tendit l’oreille aux bruits qui l’entouraient, à tous ces vieux bruits familiers d’une communauté d’hommes entassés dans une même coque. Pour un peu, il entendait la grosse voix du capitaine de vaisseau Pears en train de se plaindre : « Monsieur Bolitho ! Auriez-vous par hasard remarqué que le bras au vent est aussi mou qu’une queue de truie ? Par ma vie, monsieur, il va falloir vous remuer un peu si vous voulez faire quelque chose de votre existence ! »
Il souriait encore tout seul lorsque le lieutenant vint le chercher pour le mener sans plus de cérémonie dans la grand-chambre.
Sir Evelyn Christie, contre-amiral de la Bouge et commandant l’escadre côtière, s’éventait doucement le visage avec sa serviette de table. Après avoir soigneusement examiné la tenue de Bolitho, il lui proposa :
— Un verre de bordeaux, commandant ?
Sans attendre la réponse, il fit un signe à son maître d’hôtel, un homme superbe en veste rouge et pantalon jaune.
— J’ai été quelque peu surpris de voir votre nom en bas de ce rapport.
Il gardait les yeux fixés sur le bordeaux, comme s’il avait eu peur que son maître d’hôtel en mît une seule goutte à côté.
— Vous écrivez que Ransome est mort de la fièvre – il prit son verre et l’examina soigneusement. Eh bien, croyez-moi, c’est mieux ainsi. Ces jeunes fêtards ont trop d’argent et pas suffisamment d’intégrité.
Le cas Ransome ainsi réglé, il poursuivit tranquillement :
— J’imagine que vous vous faites du souci après ce changement de plan, hein ?
Bolitho sentit une chaise lui passer sous les jambes et comprit que le maître d’hôtel avait réussi à lui servir un verre posé sur une table basse, à aller chercher un siège, le tout sans qu’il ait vu ni entendu quoi que ce soit.
— Ne faites pas attention, laissa tomber l’amiral, c’est un sot – puis, sans transition aucune : Eh bien ?
— Je m’attendais à… commença Bolitho.
L’amiral l’interrompit :
— Oui, j’imagine que vous vous êtes dit cela.
Il se tut, inclina la tête comme un oiseau en colère.
— Ce bordeaux ? Convenable, n’est-ce pas ?
— Il est excellent, amiral.
— Hmm.
L’amiral se cala confortablement dans son fauteuil doré.
— Je l’ai pris à bord d’un briseur de blocus le mois dernier. Passable.
Un objet métallique s’écrasa sur le pont de l’autre côté de la cloison. L’amiral s’emporta :
— Allez dire à l’officier de quart, sans oublier de lui présenter mes compliments, que, si j’entends encore une fois ce bruit insupportable lorsque je reçois quelqu’un, je m’occuperai personnellement de le rappeler à ses devoirs !
Le maître d’hôtel s’en fut à toute vitesse ; l’amiral eut un léger sourire.
— Il faut leur mettre l’épée dans les reins, voilà le secret : ne jamais leur laisser le temps de réfléchir.
Et il revint aussitôt à son sujet.
— C’est un fait, Bolitho, nos affaires ne vont pas trop bien. Grâce au ciel, vous savez interpréter intelligemment vos ordres. À votre place, j’aurais pu attendre une foutue patrouille afin d’apprendre ce qui se passait. J’aurais même pu continuer comme devant et convoyer ces transports jusqu’à destination.
Bolitho se raidit : l’amiral paraissait sincère, mais exprimait peut-être aussi une critique voilée. Il aurait peut-être dû se rendre au rendez-vous fixé, faire preuve d’initiative au lieu d’agir comme il l’avait fait.
Mais la suite des propos lui montra qu’il avait tort.
— Vous n’étiez pas censé le savoir, bien sûr, mais l’armée est en train d’évacuer Philadelphie. Elle se replie – il jeta un œil à son verre vide. Le mot sonne mieux que retraite, mais c’est du pareil au même.
Bolitho n’en revenait pas. Il pouvait comprendre une défaite, la guerre avait pris tant d’ampleur, les territoires concernés étaient si vastes, si mal connus, qu’on ne pouvait pas s’attendre à des batailles classiques. Mais abandonner Philadelphie, garnison stratégique du Delaware, voilà qui était impensable. Oubliant sa prudence, il demanda :
— Mais ce n’était sûrement pas nécessaire, amiral ? Je croyais que nous avions détruit l’an dernier tous les forts américains et leurs avant-postes le long de la Delaware ?
L’amiral le regardait d’un œil sévère.
— C’était l’an dernier, avant que Burgoyne se soit rendu à Saratoga. Toute cette région est infestée de raiders et d’agents ennemis – il déplia une carte. Avec mon escadre, je dois surveiller trois cents milles de côtes, depuis New York jusqu’au cap Henry, dans la baie de Chesapeake. C’est un vrai labyrinthe, des ruisseaux et des fleuves, des anses et des cachettes où l’on ne voit pas un trois-ponts à un mille. Et chaque jour qui passe, la mer est remplie de bâtiments qui viennent du nord ou de loin dans le sud, d’aussi loin que le détroit d’Espagne et les Caraïbes. Des hollandais, des portugais, des espagnols. Et la majorité s’emploient à échapper à mes patrouilles pour ravitailler l’ennemi en canons et en tout le reste.
Il remplit les deux verres.
— Cependant, depuis que vous m’avez apporté ces dépêches, nous savons que nous allons être exposés à d’autres dangers. Les Français sont enfin sortis au grand jour, j’ai déjà fait porter la nouvelle au commandant en chef et à tous les officiers généraux.
Il souriait.
— Vous vous êtes bien conduit, Bolitho. Personne n’aurait pu croire qu’un commandant aussi jeune aurait agi comme vous avez agi.
— Merci, amiral.
Bolitho essayait de ne pas penser à l’autre côté de la chose : s’il avait jeté les précieux transports dans le piège tendu par l’ennemi, l’amiral ne lui aurait pas tenu le même discours.
— Je suis navré de ce qui est arrivé à la Miranda – nous manquons cruellement de frégates.
— A propos du Bonaventure, amiral, je me demandais si…
— Décidément, vous êtes quelqu’un qui se demande toujours beaucoup de choses – il souriait toujours. Mais ce n’est pas là un défaut trop grave. J’ai connu votre père. Comment va-t-il ?
Il n’attendit pas la réponse pour continuer :
— Je suis en train de rédiger vos ordres. Dans leur précipitation, les soldats ont malheureusement laissé perdre une compagnie du quartier général. Et entre nous, ajouta-t-il sèchement, je me demande moi aussi un certain nombre de choses, au sujet de quelques-uns de nos collègues de l’armée. Il semblerait que certains d’entre eux n’aient pas assez de méninges pour assumer leurs responsabilités.
Il poussa un soupir étudié.
— Mais de toute manière, qui suis-je pour les juger ? Nous avons de la chance, nous transportons avec nous notre maison, notre façon de vivre, comme des tortues. Cela n’a rien à voir avec l’existence de misère du pauvre fantassin, chargé de son havresac et de son mousquet, pieds nus et à moitié mourant de faim. Il doit se contenter de ce qu’il trouve, se battre contre des ombres, tout cela pour se faire abattre par un trappeur américain, quand il ne tombe pas sur des adversaires bien entraînés.
Bolitho était intrigué. D’un côté, l’amiral ne sortait pas de l’ordinaire, ne faisait rien qu’on ne pût attendre d’un homme bardé d’une telle autorité et d’autant de pouvoir. Mais tout cela cachait certainement un esprit aiguisé, à voir la manière qu’il avait de passer d’un aspect des choses à l’autre sans jamais perdre de vue l’ensemble.
— Oui, que disiez-vous à propos du Bonaventure ?
— C’est un gros bâtiment, et rapide, amiral.
Bolitho essaya de se remettre les idées en place.
— Il embarque quarante canons et est bien armé. Je suis sûr que c’est lui qui nous suivait, et il a pourtant réussi à nous remonter quand il l’a voulu.
Il fit une pause, mais l’amiral resta impassible.
— Il vaut toutes les frégates.
— J’en prends bonne note et je vais ordonner une enquête sur ses antécédents – il ouvrit sa montre. Je veux que vous appareilliez aujourd’hui pour retrouver cette compagnie de fantassins égarés avant qu’ils aient été capturés.
Bolitho le fixait toujours :
— Mais amiral, j’ai reçu des ordres…
— Ah oui ? – il hocha la tête. Eh bien, à présent, vous avez reçu les miens, hein ?
— Oui amiral, fit Bolitho en se tassant dans son siège.
— J’ai omis de mentionner que ces fantassins transportent des lingots d’or. Dieu seul sait pour combien il y en a, je trouve parfois difficile d’extraire une information un tant soit peu précise du cerveau de ces soldats. Mais il y en a un joli paquet : prises de guerre, soldes de l’armée, pillage, tout ce que vous voudrez. En tout cas, vous pouvez être sûr que ça en vaut la peine – il sourit. Et ils ont même un vrai général avec eux !
Bolitho ne fit qu’une gorgée de son reste de bordeaux :
— Un général ?
— Rien de moins. Prenez-en grand soin, il a des relations et ne passe pas pour particulièrement facile.
Il poursuivit d’un ton égal :
— Votre arrivée est un présent des dieux, je n’ai plus qu’une seule corvette disponible, et ç’aurait été du gaspillage que de l’envoyer là-bas.
Bolitho ne dit rien. Perdre aurait sans doute été plus juste que gaspiller.
— Des dispositions ont été prises pour vous faire embarquer quelques éclaireurs de l’armée, et un petit détachement essaie déjà de prendre contact avec la compagnie – il marqua une pause. Vous serez sous les ordres de quelqu’un, le colonel Foley. Il connaît parfaitement la zone, vous pouvez donc compter sur son expérience.
— Je comprends, amiral.
— Parfait. Je vais vous faire porter vos ordres écrits sans tarder – nouveau coup d’œil à sa montre. Je veux que vous soyez paré avant le crépuscule.
— Puis-je vous demander où je dois aller, amiral ?
— Non. Vos ordres seront clairs, je n’ai pas envie que tout New York soit au courant. Le général Washington a beaucoup d’amis par ici, de même que nous en avons qui attendent simplement de changer de bord si les choses tournent trop mal pour nous.
Il lui tendit la main : l’entretien était terminé.
— Faites attention à vous, Bolitho. L’Angleterre a besoin de tous ses enfants si elle veut survivre, sans parler de gagner cette fichue guerre. Mais si vous réussissez cette fois, vous n’aurez plus rien à craindre de la suite. Vous pourrez rejoindre votre escadre avec une réputation qui ne sera pas due à votre ancienneté.
Tout en repassant dans sa tête ce que venait de lui dire l’amiral, Bolitho regagna la coupée dans un semi-brouillard.
Cette fois-ci, il fut accueilli par le capitaine de pavillon en personne, qui lui demanda tranquillement :
— Vous a-t-il dit ce qu’il attend de vous ?
— Oui.
Le capitaine l’observait, l’air pensif.
— Le général a un frère membre du gouvernement. Je crois devoir vous le dire.
Bolitho enfonça sa coiffure sur sa tête.
— Merci monsieur, j’essaierai de m’en souvenir.
Le capitaine sourit en voyant son air grave.
— Ah vous, les jeunes, vous avez de la chance !
Son éclat de rire fut masqué par les trilles des sifflets tandis que Bolitho embarquait dans son canot.
Le dernier quart de jour tirait à sa fin lorsque le passager de Bolitho, le colonel Hector Foley, monta à bord. Il était venu avec le canot de rade, La trentaine, il avait l’aspect sombre et même basané d’un Espagnol, un nez en bec d’aigle et les yeux profondément enfoncés. Son aspect physique jurait avec l’impeccable tunique écarlate et la culotte blanche d’officier d’infanterie. Il examina rapidement la chambre puis accepta sans dire un mot l’offre de Bolitho de lui laisser sa couchette, avant de s’installer dans l’un des sièges. L’homme se tenait droit et devait, comme Bolitho, faire attention aux barrots lorsqu’il se tenait debout.
Il sortit sa montre et annonça tranquillement :
— Je vous suggère de lire vos ordres, commandant. Avec de la chance, votre rôle se limitera à nous transporter.
Le tout sans la moindre once de sourire ni d’émotion. Ce comportement calme, trop froid, était presque agaçant. Bolitho se sentait tenu à l’écart des aspects les plus importants de son étrange mission.
Lire ses ordres ne lui prit pas longtemps. Il devait se rendre le plus rapidement possible quelque cent cinquante milles plus bas, sur la côte du New Jersey. En profitant de l’obscurité, et s’il le jugeait possible et prudent, il devait pénétrer dans la baie de la Delaware à un endroit et à une distance qui lui seraient indiqués par le colonel Foley. Il relut les ordres plus lentement, sans que Foley cessât un seul instant de tapoter du pied sous la table.
S’il le jugeait possible et prudent. Ce passage semblait plus important que le reste, et il se remémora la prophétie de Colquhoun.
Il leva les yeux.
— Avez-vous quelque chose à ajouter, mon colonel ?
Foley haussa les épaules.
— J’ai vingt éclaireurs à bord. Ils établiront le premier contact.
Lesdits éclaireurs avaient embarqué un peu avant le colonel. Il s’agissait de Canadiens, portant vêtements de peau et bonnets de fourrure. Leur tenue dépenaillée les faisait ressembler à tout sauf à des soldats. Bolitho les avait aperçus, allongés sur le pont par petits groupes, occupés à nettoyer leurs armes ou à observer d’un air narquois les marins au travail.
Apparemment, Foley lisait dans ses pensées :
— Ce sont de bons soldats, commandant, et particulièrement adaptés à ce genre de guerre.
— Je me disais que vous auriez pu trouver localement ce genre de soutien…
Foley le fixa d’un regard froid :
— Un Américain est un Américain. Je préfère ne pas leur faire confiance si je n’y suis pas contraint.
— Dans ces conditions, poursuivre cette guerre n’a pas grand sens.
Pour la première fois, Foley esquissa un sourire.
— Je veux pouvoir faire totalement confiance à mes hommes, je n’ai pas besoin d’idéalistes, au moins pour l’instant.
Stockdale ouvrit la porte et demanda de sa voix rauque :
— Etes-vous prêt à recevoir les officiers, monsieur ? – il jeta un coup d’œil à Foley. Huit coups ont sonné.
— Oui.
Bolitho défit un peu sa cravate, irrité de supporter aussi mal l’arrogance de Foley.
Fitch entra à son tour et alluma deux lampes. Bien qu’il fût encore tôt, le ciel était étrangement couvert. Le vent avait tourné à l’ouest et cela sentait la pluie. L’air était lourd et, lorsque tous les officiers se furent entassés dans la chambre, l’atmosphère devint totalement irrespirable.
Bolitho attendait les chaises que l’on était allé chercher au carré en observant Foley, qui continuait de tapoter du pied. Tout le monde se taisait, le silence devenait pesant. Ils s’assirent enfin.
— Nous lèverons l’ancre dès que cette réunion sera terminée. Tout est paré, monsieur Tyrrell ?
Tyrrell avait les yeux rivés sur le colonel.
— Oui monsieur.
— Monsieur Buckle ?
— Paré, monsieur.
Bolitho jeta les yeux sur ses ordres soigneusement rédigés. Il se souvenait encore de l’étonnement de Tyrrell lorsqu’il était rentré à bord. Son second avait explosé :
— Mais nous avons pas eu le temps de refaire de l’eau, monsieur !
L’amiral s’en était tenu strictement à ses consignes de discrétion. Il n’avait même pas autorisé les embarcations de l’Hirondelle à aller à terre, pour quelque motif que ce fût.
Qu’aurait-il dit s’il avait appris que Lock avait mendié un passage sur une allège qui passait ? Bolitho préférait ne pas y penser. Lock était rentré tout aussi discrètement avec quelques tonneaux de citrons, et la mine encore plus sombre que d’habitude lorsqu’il lui avait annoncé ce que cela lui avait coûté.
— Nous ferons route au sud, continua-t-il, et pénétrerons dans la baie de Chesapeake. Là, nous agirons en coopération avec l’armée et nous embarquerons…
Foley le coupa tranquillement :
— Je crois que cela suffit pour le moment, commandant.
Et il ajouta sans regarder Bolitho :
— Ainsi, messieurs, votre rôle consiste à faire en sorte que ce bâtiment soit au bon endroit et au bon moment, paré à combattre si nécessaire.
Les officiers se trémoussaient sur leurs sièges, les deux aspirants regardant Bolitho d’un air perplexe. Le comportement autoritaire de Foley devait leur paraître bien étrange.
— C’est pas un coin de côte bien sympathique, monsieur, murmura Buckle entre ses dents. Y a un joli paquet de récifs et de bancs de sable – il suça bruyamment ses dents. Mauvais, tout ça !
Foley regarda Bolitho de ses grands yeux sombres, l’air visiblement ennuyé.
— Nous ne sommes pas ici pour discuter de la compétence de vos officiers ou je ne sais quoi.
Bolitho le fixa droit dans les yeux, soudain très calme.
— Certainement pas, mon colonel, je réponds de mes hommes – un silence. De même que vous répondrez des vôtres, j’en suis certain, quand l’heure sera venue.
Un ange passa. Bolitho entendit la grosse voix de Tilby, sur le pont. Il passait un savon à un malheureux à propos de son travail. Une fois de plus, les choses commençaient mal, mais il ne regrettait rien.
Foley hocha lentement la tête.
— Nous verrons.
— Puis-je dire quelque chose, monsieur ? demanda Graves.
Bolitho lui fit signe de parler.
— Pourquoi cette mission n’a-t-elle pas été confiée à un bâtiment de l’escadre côtière ?
Foley se leva, la tête baissée entre les barrots.
— Parce que votre bâtiment est particulièrement adapté à ce genre de mission, lieutenant, pas parce que vous seriez plus doué que les autres, je vous assure.
Bolitho les regarda : leurs visages trahissaient un mélange de rancœur, de surprise, de souffrance même.
— Allons-y, messieurs, fit-il enfin. Rappelez l’équipage d’ici à dix minutes.
Quand ils furent tous sortis, il dit à Foley :
— Vous m’avez indiqué que mon rôle consistait à assurer votre transport. De quelle manière, c’est ma responsabilité. Mais je ne puis tolérer que vous insultiez mes officiers.
Le colonel ne disait rien. Il poursuivit :
— Ces hommes ont aidé à sauver deux transports qui étaient si nécessaires à l’armée. Ils ont participé au combat contre un corsaire qu’ils ont coulé, ils en ont obligé un autre, beaucoup plus puissant, à lâcher prise.
— Ce pour quoi vous aurez tout le crédit, je n’en doute pas.
Bolitho s’approcha de lui, la voix remplie de colère.
— Merci, mon colonel. Je savais que vous vous attendiez à m’entendre le dire devant les autres, ce qui vous aurait permis de placer votre petite remarque – il prit sa coiffure. Si j’avais su que l’armée était en train d’évacuer Philadelphie, j’aurais pu consacrer plus de temps à ce corsaire au lieu de me faire suer avec vos satanés transports !
— Bien dit, commandant, répondit Foley en souriant. J’aime les hommes qui savent faire preuve de caractère.
Bolitho claqua la porte derrière lui et se dirigea machinalement vers l’échelle. À voir les hommes qui évitaient son regard, Bethune qui consacrait un soin étonnant à étudier le vaisseau amiral, ils avaient tous deviné son état de fureur.
Avait-il changé à ce point ? Dans le temps, il aurait éclaté de rire ou aurait poussé quelques jurons à l’adresse de Foley une fois qu’il aurait eu le dos tourné. À présent, la moindre critique, la plus petite agression contre ses subordonnés et par conséquent contre son bâtiment lui faisaient perdre la raison.
Tyrrell, qui arrivait, lui dit tranquillement :
— Je connais bien ces eaux-là, monsieur. M. Buckle est assez inquiet, mais je peux rester près de lui.
— Je le sais, merci.
Il avait remarqué la tête que faisait Tyrrell lorsque Buckle avait exprimé ses craintes, et il avait été sur le point de faire la même suggestion. C’est peut-être pour cela qu’il avait si vivement réagi pour défendre son pilote face aux sarcasmes de Foley. Le colonel lui avait dit clairement ce qu’il pensait des Américains : rebelles, colons, gens pris malgré eux en tenaille entre des factions et des familles déchirées, il les mettait tous dans le même sac.
Tyrrell se détourna pour surveiller le canot que l’on hissait à tribord.
— C’est un sacré salopard, ce type, monsieur – il haussa les épaules. Je connais ce genre d’homme.
Bolitho retint la réprimande qu’il aurait dû lui faire : à quoi cela aurait-il servi ? Même Bethune avait dû remarquer la tension qui régnait entre Foley et lui.
— Espérons seulement qu’il sait ce qu’il fait, monsieur Tyrrell, pour notre salut à tous.
Les boscos couraient sur le pont, se penchaient sur les panneaux en criant :
— Tout le monde sur le pont ! Tout le monde sur le pont ! Allez, personne en bas !
— Je n’ai pas eu le temps de m’enquérir de votre famille, ajouta Bolitho.
Le panneau arrière s’entrouvrit et Foley fit son apparition en haut de l’échelle.
— Je dois vous demander de quitter la dunette, lui dit Bolitho d’une voix égale.
Le colonel allait s’emporter. Il ajouta :
— Ou, au minimum, cachez votre tunique rouge. Personne n’a besoin de savoir que nous avons embarqué ne serait-ce qu’un seul soldat.
Foley disparu, Tyrrell laissa tomber :
— Un point pour vous, monsieur !
— Ce n’était pas voulu, répondit Bolitho.
Il prit une lunette et la pointa au-delà du mouillage.
— Notre appareillage doit sembler normal. Des espions ont sûrement signalé notre arrivée, et ils ne pensent qu’à nos dépêches. Je n’ai pas envie que tout le monde sache que nous partons accomplir une mission spéciale. Ils le sauront, mais le plus tard sera le mieux.
Il s’approcha de la lisse de dunette pour inspecter les matelots qui rejoignaient leurs postes, houspillés par les officiers mariniers. Il doutait lui-même de ce qu’il venait de dire. Comment un homme comme Foley pouvait-il le faire réagir si vivement, comme le disait Tyrrell ?
— Du monde au cabestan !
Tilby tapait sur les haubans d’artimon, le visage écarlate, ruisselant de sueur, et criait après les marins qui s’agitaient dans tous les sens.
— Grimpez-moi en haut, bande d’incapables, ou je m’occupe de vous avec de quoi vous faire activer !
Pris au dépourvu par l’ordre d’appareillage, il montrait tous les symptômes d’une absorption récente de liquide alcoolisé.
Bolitho se tourna vers Buckle :
— Une fois que nous aurons paré la terre, nous enverrons les huniers. Le vent m’a l’air assez stable, mais nous pourrions bien avoir de la pluie avant la nuit.
Buckle toucha son chapeau :
— Bien, monsieur – il hésita. Je suis désolé d’avoir parlé comme j’ai dit, j’aurais dû m’y prendre autrement.
Bolitho lui fit un sourire.
— J’aime mieux que vous me fassiez part de vos doutes avant que nous soyons vraiment embêtés. Quand on est échoué, il est trop tard, non ? – il lui toucha le bras. Mais avant de faire du rase-cailloux, nous allons voir ce que sait faire l’Hirondelle toute la toile dessus.
Il s’éloigna, espérant avoir rasséréné Buckle. Les choses n’étaient pas faciles pour lui non plus, c’était son premier embarquement comme maître pilote et il était sur le point de se jeter dans des eaux inconnues.
— Ancre à pic, monsieur ! cria Graves par-dessus le bruit du vent.
— Appareillez, je vous prie, monsieur Tyrrell.
Il se retourna en entendant des cascades de rires sur le pont. Un matelot était allé s’écraser dans les dalots après s’être pris le pied dans le fusil d’un éclaireur et le spectacle semblait énormément réjouir les soldats.
Bolitho ajouta sèchement :
— Avec ce vent, vous allez avoir besoin de monde au cabestan – et il tourna les yeux d’un air entendu vers les Canadiens.
Tyrrell lui fit un grand sourire :
— C’est bien vrai, monsieur !
Il mit ses mains en porte-voix et cria :
— Bosco, mettez donc ces hommes au cabestan – il dut se taire devant le concert de protestations. Et n’hésitez pas à vous servir de votre petite baguette si vous les trouvez fainéants !
Les mains dans le dos, Bolitho s’éloigna de la lisse afin de pouvoir observer les gabiers plus aisément. Il avait encaissé suffisamment d’insultes de la part de Foley, il n’y avait pas de raison pour que ses marins en subissent à leur tour.
— Haute et claire, monsieur !
Son bâtiment s’élança, tiré par les voiles qui claquaient au vent, libre.
Les mouvements se firent plus violents dès qu’ils eurent quitté l’abri de la terre. La mer était courte, l’eau prenait une teinte de chaume dans la lumière sombre. Des volées d’embruns aspergeaient les marins au travail et arrosaient copieusement la dunette comme une grosse pluie. Bolitho avait un goût de sel sur les lèvres, sa chemise était trempée. Il sentait physiquement la puissance des voiles, puis les huniers se gonflèrent à leur tour.
Il contemplait le boute-hors qui se dressait vers les nuages, avant de s’incliner pour plonger vers la ligne de crêtes. Haubans et enfléchures brillaient comme de l’ébène. Il imaginait la pauvre hirondelle sous la guibre, arc-boutée à ses feuilles de chêne et à ses glands. Il se demandait si le capitaine du Bonaventure l’avait vue avant de rompre le combat et s’il s’en souvenait encore.
Tyrrell vint le rejoindre à l’arrière, à demi courbé en deux. Il cria quelques ordres aux gabiers d’artimon, avant d’inspecter ceux qui s’activaient aux bras. Fitch passa, une moque à la main. Tyrrell l’appela :
— Que se passe-t-il ? demanda Bolitho, obligé de crier pour dominer les claquements des voiles.
Tyrrell se mit à rire :
— Le colonel est malade, monsieur ! Une vraie honte, vous ne trouvez pas ?
— Épouvantable – Bolitho dut se retourner pour cacher son sourire. En plus, on dirait bien que ça souffle plus fort !
Buckle, accroché à l’habitacle, cria :
— En route sud-sudet, monsieur !
— Comme ça !
Et Bolitho retira sa coiffure pour laisser le vent plaquer ses cheveux contre son front.